ENTRETIEN
Avec Ariane Doublet
Au début
J’ai commencé le tournage du film il y a deux ans.
Je dirai que c’est la curiosité qui m’a amenée
à la sucrerie de Colleville. Le bruit courait le pays : l’usine
était menacée de fermeture. Souvent j’étais
passée devant, impressionnée par le bruit et les épais
nuages de fumée qui s’en dégageaient. Je voulais
rencontrer les ouvriers, pénétrer ce lieu.
Les choses ont été vite. Les campagnes sucrières,
périodes durant lesquelles on extrait le sucre des betteraves
durent environ quatre mois d’hiver. Nous étions fin
novembre, tout au plus il restait cinq semaines de travail intensif,
peut-être cette 99ème campagne, dans cette usine centenaire,
allait être la dernière.
Autorisée à filmer
Sans doute parce que l’usine est petite, appartenant majoritairement
à des agriculteurs de la région, appelés
« planteurs », encore indépendante des grands
groupes sucriers européens, l’autorisation de venir
filmer m’a été accordée rapidement
dans cette période pour le moins incertaine. Nous avons
pu, pendant plusieurs mois, rester à Colleville, aller,
venir, de jour comme de nuit librement. Il faut dire que nous
ne sommes que deux pour tourner : je filme et Graciela fait le
son. Deux femmes dans cet univers presque entièrement masculin.
Parfois le directeur lui-même nous prévenait des
réunions, nous y étions admises et cela parce que
nous n’étions pas journalistes et que le film, si
film il y aurait, serait certainement terminé une fois
l’issue connue. Il y avait une réelle volonté
de la part du conseil d’administration et de la direction,
que le moins d’informations possibles puissent se diffuser
à l’extérieur . Et j’ai la conviction
qu’ils avaient toujours une longueur d’avance, que
les décisions étaient prises en amont, dans la plus
grande confidentialité. Les ouvriers ont gardé le
sentiment, pendant toute cette période, d’être
menés en bateau.
Des choix de réalisation
Très vite j’ai fait le choix de ce que je voulais
mettre en scène. Ce n’étaient pas les rouages,
ou les mécanismes, toujours présentés aux
ouvriers comme étant inéluctables et qui précipitaient
cette usine à l’extinction, que j’allais démonter.
Je me suis sentie proche de cette communauté d’hommes,
de leurs questionnements, de leur attente. J’étais
moi aussi dans l’expectative de leurs réactions,
enfermée dans ce vacarme, cette odeur obsédante
(que les spectateurs ne partageront pas !), ces pannes, ces sirènes,
la proximité de ces corps au travail, de cette complicité
de groupe. Finalement dans l’emprise d’une situation
que je ne pouvais que partager avec eux. J’ai fait le choix
du huis-clos parce que c’était en groupe que leur
identité d’ouvrier me paraissait la plus juste, la
plus forte. La plupart d’entre eux sont entrés là
très jeunes, parfois à 15 ou 16 ans, leurs pères
travaillaient là, et ce groupe avait grandi ensemble. Chacun
se présentait à nous en nous annonçant le
nombre de ses années de campagnes. Nous avons partagé
avec eux les repas « secrets » des trois heures du
matin, l’intimité et le calme des vestiaires, les
parties de cartes… C’est d’abord ça que
j’ai filmé à Colleville.
Filmer une usine
Je me suis aussi laissée séduire par l’esthétique
du lieu , à garder la trace de cette usine monstrueusement
belle ! J’avais parfois la sensation d’avoir embarqué
pour un voyage dans un gros cargo. Même le directeur monté
en haut du four à chaux semblait regarder l’horizon
du haut du grand mât.
Je me suis attachée à ce lieu, et ce n’est
que contraintes et forcées, que nous l’avons quitté
: la direction au début du printemps a jugé notre
présence indésirable, et nous a brusquement interdit
l’accès. Les négociations de rachat s’engageaient,
les dirigeants d’une autre sucrerie allaient venir régulièrement
à Colleville pour concrétiser les choses, nous étions
désormais de trop. Je dirais que le tournage c’est
arrêté là ou beaucoup d’autres films
ont commencés : lorsque la perte devient effective, lorsque
la fermeture devient officielle.
Les temps ont changé.
On parle de plus en plus aujourd’hui de la fin du monde
ouvrier, même si ils sont encore 6 millions en France. Comme
ils le disent dans le film, on entend tous les jours des fermetures
et pourtant les luttes sont de plus en plus rares. Elles ont lieu
dans les plus grosses entreprises, genre Métaleurop ou
Moulinex, où les syndicats sont encore présents.
À Colleville ils ne sont qu’une petite centaine de
salariés, et les saisonniers ne font que passer…
Les gens se sentent impuissants et ne savent plus contre qui se
battre. C’est cette usure, ce délitement que j’ai
voulu faire sentir, jusqu’à le rendre parfois oppressant.
Que sa propre attente vienne questionner le spectateur.
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